Extraits : Le bonheur du néant, livre traduit du cinghalais

17 janvier 2025

Extraits : Le bonheur du néant, livre traduit du cinghalais

Quand je revins à ma chambre d’hôtel après quelques heures à déambuler en ville, ma collègue était déjà rentrée, morte d’inquiétude à cause de ma ‘disparition’. Heureusement, elle n’avait pas appelé la police ! Elle n’appréciait pas du tout que je fasse du tourisme dans son dos avec deux inconnus, et de surcroît, après avoir décliné son plan de sortie à elle. Mes compatriotes semblent avoir fait de la protection de leurs concitoyennes face aux périls du monde une véritable vocation !

— Tu as eu un appel du Sri Lanka, me dit-elle en maniant avec rudesse sa brosse à cheveux.

— Qui cela peut bien être, dis-je innocemment, bien que je n’aie aucun doute sur l’origine de cet appel.

— Comment veux-tu que je le sache ? C’était une voix masculine en tout cas, répondit-elle sèchement à ma question rhétorique. Elle n’appréciait guère les voix graves qui s’enquéraient de ma personne célibataire.

— Cela devait être mon frère…

Ah, le téléphone… Tant de choses auraient pu être différentes dans ma jeunesse si, à l’époque, nous avions eu un téléphone à la maison.

Un jour, à l’occasion de la fête de la naissance du Bouddha, mes cousines de Colombo vinrent assister aux festivités dans notre ville. La nuit tombée, nous allâmes ensemble voir les attractions de cette fête des lumières. Au cours de notre balade, nous nous arrêtâmes devant l’hôtel Ratnaloka, dont l’aspect n’avait en rien changé depuis nos sorties d’école.

Chaque année, l’établissement hôtelier le plus prospère de la région érigeait dans sa cour un thorana, une architecture éphémère célébrant les vertus des multiples vies de Bouddha. Illuminés par des milliers d’ampoules, les panneaux historiés narraient l’histoire de Patachara, l’une des rares figures féminines de la littérature bouddhique ayant trouvé la Délivrance auprès de Bouddha après de nombreux malheurs.

Toute la ville s’était rassemblée devant l’hôtel. L’atmosphère était électrique. Un haut-parleur de mauvaise qualité diffusait une chanson populaire, hurlée par la voix criarde d’une chanteuse improvisée. Soudain, une vague humaine nous submergea, et, tel un arbre planté au milieu d’un groupe d’amis, j’aperçus la haute silhouette de Ravy. Il me tournait le dos. Je crois qu’à cet instant, des flèches invisibles se sont échappées de mes yeux pour frapper son crâne. Pour preuve, il se retourna brusquement dans ma direction, croisant mon regard au moment précis où le thorana s’illuminait de mille feux, magnifiant son visage dont les traits s’éloignaient inexorablement de l’enfance. Comme une mendiante, je l’implorai, telle une Patachara cherchant sa délivrance dans la profondeur de ses grands yeux.

Et ce fut tout.

Nous étions des amoureux maladroits que le sevrage obligé semblait rassurer.

Vers minuit, en regagnant la maison, Ravy traînait derrière nous avec sa bicyclette. Mais entourée d’une armée de femmes de tous âges, je n’eus pas l’occasion de lui adresser la parole.

Envahie d’une ivresse et d’un enchantement sans limite, je passai une nuit blanche à tourner dans mon lit.

Aujourd’hui, alors que cette même fille, devenue une femme de 35 ans, essayait de contenir la même ardeur qu’autrefois en anticipant son rendez-vous galant, sa compagne de voyage éteignit brusquement la lumière de la chambre d’un geste sec.

 

De nombreuses élèves de mon école avaient un amoureux, un véritable acte de bravoure et d’indiscipline ultime dans notre petit monde. Si les enseignantes découvraient nos liaisons, nous risquions à coup sûr l’exclusion de l’école, avec toute l’humiliation sociale qui l’accompagnait. Après de longues années de retraite, la célèbre Madame Brown, avec qui j’étais restée en bons termes, me confia qu’elle faisait preuve de dureté envers nous pour ne pas paraître faible aux yeux des parents d’élèves. À l’époque, cette rigueur nous avait pourtant persuadées que notre principale était farouchement opposée à tout le processus de reproduction humaine. Le même climat sévissait en dehors de l’école, dans le village et au sein de la famille. Les villageois, qui se connaissaient tous, étaient prêts à s’engager corps et âme pour protéger les jeunes filles, perçues comme des victimes potentielles de divers désastres et tentations. Protéger le « sexe faible » était donc une responsabilité collective. Dans ma famille, sous la stricte surveillance de Mémé, ma mère élevait mes sœurs et moi selon un code victorien rigide. Dans cette atmosphère sévère, ma persévérance amoureuse relevait du pur héroïsme. Je bravais tous les obstacles et parvenais toujours à organiser des rencontres avec Ravy sans que les adultes ne s’en aperçoivent.

Lorsque Ravy était interne à Kandy, nous avions mis en place un réseau sophistiqué de complices. Nos échanges épistolaires circulaient de main en main, parcourant une centaine de kilomètres entre la Ville aux Joyaux et la Capitale des Montagnes. Toujours aussi fort de son imagination débridée, Ravy m’écrivait de longues lettres, de véritables morceaux d’anthologie. Grâce à ses récits, je restais informée des moindres détails concernant ses camarades de lycée.

Nous étions très bavards par courrier, mais lors de nos rares retrouvailles, nous n’osions même pas nous tenir la main. Non seulement nous craignions d’être trahis par une âme malveillante, mais nous étions également prisonniers du carcan imposé par notre éducation. Lors de ces rencontres, les mots se faisaient rares. Nous étions des amoureux maladroits que le sevrage obligé semblait rassurer.

Les fins de semaine, l’oisiveté le permettant, je m’étais habituée à me baigner dans le fleuve qui traversait notre village. Pendant les vacances scolaires, de retour de son pensionnat, Ravy gagnait l’autre rive. Après avoir ôté ses vêtements, il descendait dans le fleuve comme moi, et nous passions des heures à nous baigner, chacun sur sa berge, enflammés par une passion commune que le courant entre nous ne parvenait pas à éteindre. 

Deux années passèrent…


Le bonheur du néant, p. 20-24 | © 1999 Sunethra Rajakarunanayake | Tous droits réservés | Traduction en français © 2024 Janaka Samarakoon.
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